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(fr) Socialisme Libertaire - Discours de Rudolf Rocker pour l'abolition de l'industrie de l'armement
Date
Fri, 22 Mar 2024 21:20:53 +0000
«À bas les armes - À bas les marteaux!» ---- Discours de Rudolf Rocker
pour l'abolition de l'industrie de l'armement (1919) ---- «Lors de nos
congrès mondiaux, nous avons prêché l'amour fraternel, mais nos baisers
fraternels étaient des baisers de Judas, car nous avons équipé, équipé
encore et encore les arsenaux de la mort, les ateliers du génocide
systématique. Nous criions «À bas les armes!» mais nous n'avions pas le
courage moral de baisser les marteaux qui forgeaient les armes.
[...]---- Ne fabriquons plus d'instruments de meurtre! Ne fournissons
plus de canons à l'État! Ne mettons pas l'arme du crime dans la main des
assassins froids! Veillons à ce que les entreprises de destruction et
d'horrible boucherie humaine se transforment en entreprises de travail
bénéfique et pacifique.[...]
Si l'on peut voir dans le slogan «À bas les armes» un produit de
l'idéologie bourgeoise, personne ne peut nier que le cri «À bas les
marteaux!» est le slogan prolétarien le plus original qui soit.»
- Rudolf Rocker
Discours du camarade Rocker tenu lors de la conférence du Reich des
travailleurs de l'armement d'Allemagne du 18 au 22 mars 1919 à Erfurt.
Remarque préliminaire de la rédaction (Tiré de Antimilitarismus
Information - Francfort)
" L'auteur du discours ci-dessous, reproduit avec quelques coupures,
Rudolf Rocker (1873-1958), est considéré comme le principal théoricien
de l'anarcho-syndicalisme allemand de l'époque de Weimar. À propos de la
conférence du Reich des ouvriers de l'armement, qui était probablement
une manifestation de syndicalistes, nous n'avons malheureusement rien pu
apprendre de plus précis, malgré des recherches intensives; cela est
peut-être du - du moins en partie - à la sélection politiquement motivée
de l'historiographie. Rocker a probablement été proposé comme orateur
par les camarades de la «Fédération libre des syndicats allemands», qui
avaient une influence dans les usines d'armes et de munitions de Suhl et
de Zella-Mehlis.
Nous considérons ce discours comme un exemple frappant de pacifisme
prolétarien, qui n'est pas du tout resté confiné aux syndicalistes. Nous
considérons la reproduction de ce document historique comme une
incitation à poursuivre l'étude de l'histoire des mouvements
antimilitaristes-pacifistes. Le choix s'est porté sur ce texte non
seulement parce qu'il est pratiquement inconnu et n'est plus accessible
au grand public, et encore moins parce que nous le considérons comme
l'expression de la tendance politique de l'époque. Nous voulons plutôt,
à travers sa publication, attirer l'attention sur le fait que l'histoire
de l'antimilitarisme prolétarien se compose de bien plus que des
quelques discours de Liebknecht et de Lénine, toujours cités.
Le discours de Rocker et l'approbation sans équivoque qu'il a suscitée
sont une expression particulièrement marquante de l'état d'esprit qui
régnait après la guerre impérialiste mondiale et l'effondrement de
l'Empire wilhelmien avait touché de larges cercles du prolétariat
allemand. Dès novembre 1918, de nombreuses entreprises d'armement
avaient du abandonner la production d'armes de guerre au profit de la
production de paix, soit sous la pression des ouvriers, soit sous leur
propre direction (cf. Dieter Baudis, Revolution und Konterrevolution im
Kampf um die Betriebe, Jahrbuch für Wirtschaftsgeschichte 1968, p.
125-75). Le discours de Rocker se rattache à ces tendances, à une époque
où les acquis de la révolution étaient réprimés dans le sang par les
corps francs d'extrême-droite.
Mais la protestation radicale de Rocker était également dirigée contre
les intérêts de la grande industrie, qui visaient toujours une politique
de puissance mondiale. Ces cercles auraient préféré refuser de signer le
traité de paix et reprendre la guerre. Ou bien ils espéraient que les
négociations de Versailles leur permettraient, éventuellement avec le
soutien de l'Entente, de maintenir la machine de guerre allemande - donc
aussi la production d'armements - et de la retourner contre la Russie
bolchevique. Le rejet sans équivoque de telles intentions militaires par
la grande majorité des ouvriers allemands a été une motivation très
importante pour la signature du traité de Versailles par le gouvernement
allemand composé du Zentrum et du SPD (voir Klaus Schwabe, Deutsche
Revolution und Wilson-Frieden).
La justification antimilitariste du passage de l'économie de guerre à
l'économie de paix est également intéressante dans la mesure où le
problème de la production d'armements n'a été reconnu dans toute son
ampleur que bien plus tard, tant par le mouvement pacifiste
majoritairement bourgeois, notamment la Société Allemande pour la Paix,
que par les organisations du mouvement ouvrier. "
* * *
«Camarades!
La question qui nous occupe aujourd'hui en tant que premier point de
notre ordre du jour peut être divisée en deux points particuliers.
Premièrement: les ouvriers ont-ils intérêt, dans le cadre de l'ordre
social existant, à exercer une influence sur le caractère et les formes
de la production dès maintenant?
Deuxièmement: dans quelle mesure les ouvriers de l'armement sont-ils
particulièrement intéressés par cette question?
Le mouvement ouvrier des 40 dernières années, en particulier en
Allemagne et dans les autres pays germaniques, n'a jamais soulevé cette
question. On s'était résigné à voir dans l'ouvrier une machine vivante,
un esclave salarié contraint de vendre la force de ses muscles et de ses
nerfs par la puissance implacable des conditions économiques. Et l'on
trouvait tout à fait normal que, tant que la société actuelle existe,
l'entrepreneur ait un droit illimité sur le type et le mode de
production. On ne pouvait même pas imaginer une autre possibilité. Les
luttes économiques n'étaient menées que pour obtenir des salaires plus
élevés, une réduction du temps de travail et des améliorations générales
des conditions de travail. On ne pensait guère à des tâches plus
importantes.
Il n'en a pas toujours été ainsi, camarades...
Les associations ouvrières françaises des années quarante du siècle
dernier... n'avaient pas seulement pour but de concentrer peu à peu
toute la production entre les mains des ouvriers par la création de
coopératives de production socialistes, elles revendiquaient aussi à la
même époque un droit de co-décision des ouvriers dans les entreprises
capitalistes sur le caractère même de la production... On s'est rendu
compte que les ouvriers produisaient une quantité de choses directement
nuisibles pour la grande masse des consommateurs. Le sens de la
responsabilité morale de l'ouvrier socialiste s'indignait du fait qu'il
était lui-même contraint, par la nature de son activité productive, de
se comporter comme un escroc pour ses camarades de classe. C'est pour
cette raison que l'on réclamait une sorte de droit de veto des ouvriers
dans les ateliers, afin qu'ils puissent participer à la décision sur
l'utilité ou la nocivité des différentes branches de production.
Fernando Garrido, l'un des pionniers du socialisme en Espagne... a
défendu le point de vue selon lequel le socialisme n'est rien d'autre
que la responsabilité individuelle de chaque individu pour le bien-être
social de la collectivité. C'est pourquoi il était du devoir des
travailleurs socialistes d'exprimer, de développer et de cultiver ce
sens de la responsabilité au sein de la société capitaliste, comme la
garantie la plus chère de la réalisation de l'idéal socialiste. Il
voyait dans le droit de co-décision de l'ouvrier sur le caractère de la
production non seulement une exigence socialiste pratique d'une profonde
importance de principe, mais aussi un moyen de renforcer l'esprit de
véritable solidarité et le sentiment de responsabilité morale des
ouvriers...
Cette idée a également germé dans les rangs de la classe ouvrière
anglaise à l'époque où Robert Owen a fondé sa «Great National Trades
Union», qui n'a malheureusement que trop tôt succombé aux cruelles
persécutions du gouvernement anglais.
Après la défaite sanglante des combattants de Juin à Paris en 1848 et la
réaction générale qui s'ensuivit, ce mouvement plein d'espoir disparut
de la scène pendant de longues années, mais les idées continuèrent à
germer en secret et réapparurent avec force plus tard, après la
fondation de l'Association internationale des travailleurs.
L'Internationale a été la première grande tentative d'unir les
travailleurs de toutes les nations en une puissante alliance pour briser
le joug de l'esclavage salarié et pour développer une culture sociale
supérieure, sur la base de l'égalité économique et de la liberté
politique. Leur devise: «L'émancipation de la classe ouvrière doit être
l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes», devint le mot d'ordre du
prolétariat international...
Lors du congrès de Bruxelles en 1868, l'Internationale s'est penchée sur
la question de la guerre, qui revêtait alors une importance capitale en
raison de la tension entre la France et la Prusse. Le congrès déclara
que la grève générale était l'arme la plus efficace pour empêcher le
génocide et adopta une résolution en ce sens. Pour la première fois dans
l'Histoire, il fut clairement déclaré que le prolétariat international,
en tant que classe, avait ses intérêts particuliers, en contradiction
flagrante avec les soi-disant intérêts nationaux de la bourgeoisie.
Lors du congrès de Bâle en 1869, qui représente le point culminant du
voyage intérieur de l'Internationale, la question de l'importance de
l'organisation économique de combat fut traitée de manière approfondie
et décisive. Le congrès a conclu que les organisations syndicales
n'étaient nullement des entités qui n'avaient de raison d'être qu'à
l'intérieur de la société capitaliste, mais que ces corporations
devaient être considérées comme les embryons de la future société
socialiste, dont la mission historique serait de procéder, le jour de la
révolution, à la socialisation de la production de bas en haut par
l'action directe des travailleurs eux-mêmes. C'est dans cet esprit que
se sont développées les organisations de lutte économique du prolétariat
dans les pays latins. Les syndicats n'étaient pas considérés comme des
organisations spécialisées ordinaires, mais comme des organismes
sociaux-révolutionnaires dont la tâche était de donner un caractère
social aux luttes économiques et d'unir le prolétariat en tant que
classe dans leurs fiefs. La «conquête de l'usine et de l'atelier» est
redevenue le mot clé de l'époque. Les grèves des maçons de Barcelone et
des meuniers d'Alcoy en 1871 - pour ne citer que deux exemples parmi
tant d'autres - témoignent de la manière dont les ouvriers conçoivent la
chose. Les maçons, contraints d'utiliser des matériaux vieux et de
mauvaise qualité pour la construction de logements ouvriers, ont adressé
un manifeste aux ouvriers de leur ville pour leur demander de les aider,
car ils étaient déterminés à mener une lutte pour l'intérêt général. Ils
décidèrent désormais de ne travailler qu'avec des matériaux neufs et
utilisables, et de soumettre à l'avis du syndicat tous les projets de
construction de logements ouvriers, afin de tenir compte du sens de la
responsabilité morale des ouvriers. Les meuniers d'Alcoy ont refusé de
moudre de la barytine dans la farine, car ils ne pouvaient plus
concilier leur conscience avec une telle action contre les intérêts de
leurs camarades consommateurs. Dans les deux cas, les travailleurs ne
revendiquaient rien pour améliorer leur propre situation, mais se
battaient uniquement pour l'intérêt général. La base juste et sociale de
leurs revendications était alors suffisamment forte pour vaincre toute
résistance des entrepreneurs. On pourrait encore citer de nombreux
exemples de ce genre. Il s'agissait de tentatives des ouvriers
d'influencer le caractère de la production par une action directe dans
un sens socialiste-révolutionnaire. Mais une nouvelle réaction... les a
poussés... dans les cercles étroits des organisations conspiratrices. En
France, le prolétariat a subi une défaite décisive lors de la répression
sanglante de la Commune de Paris, en mai 1871. 35.000 hommes, femmes et
enfants ont été massacrés par les soldats de la Troisième République...
En Espagne, la catastrophe survint en 1873, après l'écrasement de la
révolution cantonaliste et la répression de la Commune révolutionnaire
de Carthagène, avec l'aide des troupes anglaises et des navires de
guerre prussiens.
En Italie, après l'insurrection de Bénévent en 1877, l'Internationale
fut déclarée «société criminelle», ses membres jetés en prison et ses
organisations dissoutes.
Pendant cette terrible période de réaction, une nouvelle phase du
mouvement socialiste européen s'est peu à peu développée, trouvant son
origine en Allemagne - la phase des partis ouvriers socialistes et de
l'activité parlementaire du prolétariat. L'action directe pour la
«conquête de l'atelier et de l'usine» devait céder la place à l'action
parlementaire pour la «conquête du pouvoir politique». Le socialisme
révolutionnaire fut remplacé par un éclectisme politique qui se perdit
dans le marécage du parlementarisme bourgeois. Le développement vivant
des idées à l'époque de l'Internationale fut remplacé par un fatalisme
dogmatique qui paralysait toute initiative créatrice, toute force
d'action révolutionnaire. Les syndicats, considérés comme une pré-école
pour les associations électorales, se transformèrent peu à peu en de
vulgaires sociétés de soutien, qui empêchèrent systématiquement toute
lutte économique sérieuse, pour finalement livrer, par le biais des
conventions collectives, la classe ouvrière allemande pieds et poings
liés à l'entreprise.
L'État militaire prusso-allemand se développa avec une puissance
inquiétante et devint un danger pour toute l'Europe et une malédiction
pour le peuple allemand. La social-démocratie allemande n'en condamnait
pas moins toute tentative d'imposer une politique d'austérité. Malgré
cela, la social-démocratie allemande a condamné toute forme de véritable
propagande antimilitariste, toute tentative révolutionnaire de s'opposer
à l'État des barons de l'industrie lourde... Elle a sacrifié tout
sentiment démocratique à une bureaucratie de parti et de syndicat
nouvellement apparue et luxuriante. On était parti à la conquête du
pouvoir politique, mais dans cette tentative, le socialisme avait été
misérablement cloué à la croix.
Vous en connaissez les conséquences, camarades. Le 1er aout 1914 fut
l'Iéna de la social-démocratie allemande, l'Iéna du socialisme
parlementaire. Le temps de l'épreuve est venu, mais elle n'a pas pu
passer cette épreuve. Il n'est pas du tout approprié, à mon avis, de
parler ici d'une trahison de certains dirigeants. Le seul fait que la
puissante social-démocratie allemande, avec ses millions de partisans,
ait pu être amenée en quelques jours à suivre l'impérialisme prussien
parle de lui-même. Scheidemann, Ebert, David et compagnie ne sont que
les exécuteurs testamentaires d'une tactique pourrie, les exécuteurs
testamentaires d'un pseudo-socialisme qui, pendant des années, a
prétendu être le maître spirituel du prolétariat international.
On croit pouvoir s'accommoder de la terrible catastrophe que nous avons
vécue en déclarant simplement que la guerre était la conséquence
inévitable de l'impérialisme capitaliste. Or, ce n'est vrai que dans une
certaine mesure. Tant que le système capitaliste existe, nous avons du
et devons toujours compter avec le danger d'une guerre. Mais cela
n'enlève rien au fait que le gouvernement allemand a impudemment
provoqué cette terrible catastrophe, qu'il l'a préparée depuis de
longues années, et que les armements incessants et insensés du
militarisme allemand ont effectivement forcé l'Europe à devenir de plus
en plus une caserne. Les documents publiés par le gouvernement
républicain de Bavière ne laissent plus planer le moindre doute à ce
sujet. Et que l'esprit de la dette de sang n'est pas encore mort
aujourd'hui en Allemagne, comme le prouve la fin tragique de Kurt
Eisner, victime de son amour de la vérité.
C'est précisément pour cette raison que la classe ouvrière allemande a
des obligations morales plus importantes que toute autre. Elle n'a plus
soutenu dans sa grande majorité le crime odieux de son gouvernement et
jeté le feu de la guerre en Belgique et en France, elle ne s'est même
pas souvenue de son devoir lorsque le militarisme allemand a violé la
révolution russe et lui a imposé la honteuse paix de Brest-Litovsk. Elle
ne peut même pas prétendre que son tort est désormais expié par le 9
novembre 1918, car la révolution allemande n'était pas le résultat de
l'action déterminée de notre prolétariat. Elle est venue parce que
l'ancien système était tellement miné de l'intérieur qu'il devait
s'effondrer. Elle nous est pour ainsi dire tombée dessus, si bien
qu'aujourd'hui encore, la plupart d'entre nous ne savent pas vraiment
quoi en faire. C'est pourquoi nous avons un double devoir, un devoir
décuplé.
Camarades, représentants des ouvriers de l'armement en Allemagne! Nous
sommes aujourd'hui confrontés à une décision lourde de conséquences.
Nous avons soulevé l'étape: «Comment nous positionnons-nous par rapport
à la fabrication de matériel militaire?» Poser cette question, c'est y
répondre. Nous sommes confrontés à une catastrophe d'une ampleur
imprévisible, comme l'histoire du monde n'en a encore jamais connue. 15
millions de morts, des millions d'aveugles, d'estropiés, d'infirmes - et
qui peut estimer la somme de la misère générale engendrée par cet
horrible génocide? Si un cerveau humain était en mesure de saisir et
d'enregistrer dans tous ses détails l'effroyable brutalité de ce crime
atroce, il devrait s'effondrer sous cette avalanche de douleur et de
larmes... Qu'avons-nous fait jusqu'à présent pour combattre le Moloch du
militarisme, pour repousser le démon de la guerre hors de nos
frontières? Avant que nos dirigeants politiques n'apprennent à «tenir
bon», ils se contentaient de la phrase clé: «Pas un homme, pas un sou
pour le militarisme», et nous voyions dans ces mots la conclusion de
toute la sagesse. Mais nous n'avons pas résisté lorsque l'Etat a fouetté
nos fils dans les casernes et les a dressés avec tout le raffinement
nécessaire à l'homicide. Dans les parlements, on n'a pas accordé un
centime au Moloch, mais nous avons coulé des canons et forgé des fusils
pour lui. Et cette dette ne pèse pas seulement sur la classe ouvrière
allemande, mais sur la classe ouvrière du monde entier. Lors de nos
congrès mondiaux, nous avons prêché l'amour fraternel, mais nos baisers
fraternels étaient des baisers de Judas, car nous avons équipé, équipé
encore et encore les arsenaux de la mort, les ateliers du génocide
systématique. Nous criions «À bas les armes!» mais nous n'avions pas le
courage moral de baisser les marteaux qui forgeaient les armes. Notre
coeur battait plus fort lorsqu'il résonnait à nos oreilles:
C'est la lutte finale, groupons nous et demain,
L'Internationale sera le genre humain!
Mais lorsque l'heure de l'épreuve arrivait, les sons de
l'«Internationale» s'étouffaient dans le «Deutschland, Deutschland über
alles»...
Si les prolétaires d'Allemagne et du monde entier ne comprennent pas
l'amère gravité de cette heure, nous la retrouverons, la guerre et la
grande ruine.
Camarades, le meurtre s'est longtemps répandu dans les régions d'Europe,
maintenant la décision est à nouveau entre nos mains. Elle ne nous
viendra pas d'en haut, aucun congrès de paix ne nous l'apportera, seule
l'action révolutionnaire directe des travailleurs eux-mêmes peut
résoudre la question.
Ne fabriquons plus d'instruments de meurtre! Ne fournissons plus de
canons à l'État! Ne mettons pas l'arme du crime dans la main des
assassins froids! Veillons à ce que les entreprises de destruction et
d'horrible boucherie humaine se transforment en entreprises de travail
bénéfique et pacifique. Nous vivons une époque extraordinaire, et une
telle époque exige des décisions et des actions révolutionnaires
extraordinaires. Ici, les hésitations ne sont pas de mise. Toute
hésitation est un crime, un encouragement au meurtre. Il sévit déjà dans
nos propres entrailles. Quatre mois à peine se sont écoulés et tout
l'arsenal des Hohenzollern est déjà à nouveau en pleine activité - cette
fois-ci contre son propre peuple. Le 9 novembre a été un rayon de
lumière dans les ténèbres de notre malheur sans nom. Un système
impitoyable, dont les représentants sont chargés de la malédiction de
toute l'humanité, s'est effondré. L'Allemagne se sentait libre, les
réactionnaires se cachaient craintivement dans les recoins les plus
sombres ou s'enfuyaient à la hâte à l'étranger. Mais déjà, les «tenants
du maintien» avaient pris les choses en main. Les mêmes personnes qui,
pendant quatre ans, avaient travaillé main dans la main avec les pires
ennemis du peuple et s'étaient ainsi chargées d'une dette de sang sans
nom, ces mêmes personnes qui jetaient encore leur sort sur la révolution
alors qu'elle était déjà au seuil, devinrent nos nouveaux gouvernants.
C'est en vain qu'Eisner plaidait pour la fin des compromis. Ces
messieurs se considéraient comme bien trop importants et indispensables.
Les conséquences n'ont pas tardé à se faire sentir. Malgré le fait que
nous soyons au bord de la ruine générale, malgré le fait que nos dettes
soient deux fois plus élevées que notre fortune nationale, malgré le
fait que l'Allemagne, qui n'était pas en mesure de payer 4 milliards et
demi d'impôts à l'apogée de son développement, doive maintenant en payer
25 milliards, malgré le fait qu'il n'y avait et qu'il n'y a qu'une seule
issue à cette situation épouvantable, la socialisation des terres et des
entreprises industrielles, malgré le fait que ce problème ait été
retardé de manière irresponsable et que sa solution ait été retardée...
Et lorsque cette éternelle oscillation... déclenchait dans les rangs des
ouvriers un mécontentement toujours plus grand, encore renforcé par des
années de souffrances et de privations, et qu'il s'exprimait enfin
violemment à Berlin et dans d'autres endroits, ces nouveaux arrivistes
du pouvoir ne montraient pas plus de compréhension pour les causes
psychologiques profondes de ces phénomènes que les représentants de
l'ancien régime. Et comme eux, ils n'avaient pas d'autre argument que le
fusil qui tire et le sabre qui frappe. Depuis, la contre-révolution
relève à nouveau la tête sans complexe. Des hordes de prétoriens
volontaires, avec à leur tête des officiers réactionnaires, terrorisent
la population laborieuse, et le gouvernement ne peut plus conjurer les
esprits qu'il a appelés. L'état de siège est presque devenu un phénomène
normal dans la nouvelle Allemagne et le lâche assassinat des
représentants sincères de la liberté du peuple, un métier.
À Berlin, les combats de rue ont fait rage pendant toute une semaine, on
a utilisé des canons, des lance-mines et des gaz comme en campagne. Des
centaines d'innocents sont morts dans ces massacres et aujourd'hui, le
bien-être de 4 millions de personnes est à nouveau entre les mains de la
force militaire. Et cela s'est produit dans de nombreuses autres villes.
Camarades, n'est-il pas temps de mettre fin à cette situation
épouvantable? Pouvons-nous porter plus longtemps sur notre conscience la
lourde responsabilité du fratricide? N'est-il pas grand temps de mettre
un terme à la violence brutale en lui refusant les moyens de la
violence? Je crois qu'il ne peut plus y avoir d'hésitation pour chacun
d'entre nous qui a à coeur le bien de notre peuple, pour chacun d'entre
nous qui s'efforce de sauver l'avenir de la révolution. Nous n'avons pas
le droit de murmurer contre notre esclavage tant que nous forgeons
nous-mêmes nos propres chaînes. Le refus de la production d'armes est la
seule garantie de mettre un terme au meurtre de masse organisé.
Camarades de l'industrie de l'armement! Le destin du peuple est entre
vos mains. Une décision sérieuse et virile de votre part ne manquera pas
d'avoir un impact au-delà de nos frontières. A l'extérieur, on n'a pas
encore vraiment confiance en nous après l'énormité de ce qui s'est
passé. On voit à la tête du nouvel État les mêmes hommes qui ont servi
de faire-valoir à l'ancien régime jusqu'au dernier moment. Mais une
résolution telle que celle que je vous propose ici serait une
manifestation des travailleurs eux-mêmes, une documentation publique et
solennelle de notre amour de la paix et de la liberté, et croyez-moi,
camarades, elle trouverait et devrait trouver un écho dans le coeur du
prolétariat de tous les pays.
Peut-être nous fera-t-on le vieux reproche de vouloir livrer la patrie
sans défense à l'arbitraire de l'ennemi. Mais tout le monde ne doit-il
pas être convaincu, au vu des événements horribles de ces quatre
dernières années, que la pire des invasions n'aurait pas été en mesure
d'apporter autant de malheurs sans nom à notre peuple que précisément la
défense de la patrie? Mais aujourd'hui, une telle objection n'a plus
lieu d'être, car nous avons été battus de façon si complète et si
décisive que toute idée de défense contre un ennemi supérieur serait une
absurdité criminelle. Il ne nous reste qu'une arme - l'influence morale
sur la classe ouvrière des autres pays, et l'adoption de ma motion par
le Congrès serait un pas puissant dans cette direction.
Les gouvernements alliés ne nous ont laissé aucun doute sur leur
détermination à réduire considérablement la force de l'armée allemande.
Si les rapports de la presse sont fondés sur la vérité, l'Angleterre
exigera même catégoriquement l'abolition du service militaire
obligatoire en Allemagne et n'autorisera qu'une armée de mercenaires de
taille limitée. Si c'est le cas, notre responsabilité sera encore plus
grande et ma proposition pour l'avenir aura une double signification. Le
jeune homme qui est contraint de s'enrôler dans l'armée au service
militaire obligatoire reste toujours un être humain et attend avec
impatience le moment où il pourra à nouveau échanger son uniforme contre
une tunique civile pour rejoindre le cercle de ses camarades. Le
mercenaire, quant à lui, qui fait de l'assassinat un métier et élève la
violence brutale au rang de vertu, est soit un être dépourvu de tout
sens moral de la responsabilité de ses actes, soit un individu
intérieurement brutalisé, en qui toute trace d'humanité est morte.
Malheur à nous si nous livrons notre destin et celui de nos enfants à
une horde de prétoriens! Le début est malheureusement déjà fait. Tous
les corps de volontaires qui ont été créés avec une hâte fébrile depuis
ces derniers mois, soi-disant pour sécuriser les frontières allemandes,
ne sont en réalité que les troupes de choc dont on a besoin pour
étrangler la révolution et aider la contre-révolution à triompher.
C'est précisément pour cette raison, camarades, que le devoir moral de
refuser à la force brutale l'instrument de pouvoir que sont les armes
s'impose à nous de manière d'autant plus impérieuse. Jusqu'à présent,
les ouvriers étaient malheureusement trop disposés à mettre leur vie en
danger pour défendre des intérêts étrangers.
Peu avant le déclenchement de la guerre, le «Labour Leader», l'organe du
Parti ouvrier indépendant d'Angleterre, publia une série d'articles sur
l'existence d'un réseau international d'armement auquel appartenaient 70
des plus grandes entreprises d'armement de tous les pays, dont Krupp en
Allemagne, Armstrong en Angleterre et Schneider en France. Ce réseau
avait mis au point avec toute la subtilité possible un système
permettant de spolier les différents États de la manière la plus éhontée
qui soit. Si un État s'adressait à l'une des entreprises pour une
commande et demandait un devis, il en était immédiatement informé, ainsi
que tous les autres membres de l'alliance. Si le même État s'adressait à
une autre entreprise pour évaluer la concurrence, il était obligé de
donner un prix plus élevé. De cette manière, toute concurrence était
éliminée et l'État devait payer la somme qu'on lui demandait. Les
bénéfices étaient ensuite répartis dans des proportions déterminées
entre les entreprises du cercle. Le contrat de cette noble corporation
ne fut nullement annulé par la guerre, et tandis que l'on volait les
derniers biens des internés civils dans les différents pays et qu'on les
renvoyait absolument démunis dans leurs pays d'origine respectifs,
personne ne songeait à toucher aux intérêts qu'avaient la firme Krupp en
Angleterre et la firme Armstrong en Allemagne. Comme ces nobles
patriotes soudoyaient la presse étrangère pour créer une atmosphère de
guerre, afin qu'ils soient toujours soutenus par l'État. Karl Liebknecht
nous a montré avec une clarté classique, dans son discours mémorable au
Reichstag, comment ces nobles patriotes ont soudoyé la presse étrangère
pour créer une atmosphère de guerre, afin de pouvoir obtenir toujours
plus de commandes de l'État.
Camarades! Toutes ces expériences cruelles exigent avec une nécessité
implacable une décision, une action... Les mots que Saint-Simon mourant
adressait à son élève préféré Rodriquez en guise d'adieu, «Souviens-toi,
mon fils, que pour accomplir de grandes choses, il faut être
enthousiaste» - ces mots sont aussi un héritage pour nous, pour tous
ceux qui ont l'ambition de faire passer l'humanité du chaos aride du
mensonge, de l'oppression économique et politique et de la violence
brutale aux sphères pures d'une culture sociale supérieure.
On nous assure chaque jour, dans toutes les variations possibles et
imaginables, que l'Allemagne est au bord de l'abîme, que la faim et une
misère sans nom nous menacent et que seul le travail, le travail assidu
et utile, pourrait encore nous sauver.
Très bien, alors fermons enfin les entreprises de mort et de destruction
et transformons-les en sources de travail vivifiant et fructueux, afin
que notre peuple agité et tourmenté puisse enfin se rétablir, doit se
rétablir.
Que ce soit notre voeu sacré pour l'avenir, afin que naisse enfin la
véritable révolution qui nous apportera le règne de la paix et de la
liberté, le règne du socialisme - la révolution que le poète prévoyait
avec des regards en coin, lorsqu'elle jaillissait de ses lèvres en exultant:
«Retourne par-dessus les montagnes,
Mère de la liberté, révolution!»
Résolution
Considérant que la libération de la classe ouvrière doit être l'oeuvre
des ouvriers eux-mêmes, considérant en outre que le génocide
systématique et l'oppression violente des classes populaires sans
propriété ne sont possibles qu'avec le concours des ouvriers, la
Conférence impériale des ouvriers de l'armement décide de proposer à
tous les ouvriers employés dans l'industrie de l'armement de refuser par
principe toute nouvelle production de matériel de guerre et d'obtenir la
reconversion des entreprises pour le travail de paix.
En même temps, le Congrès transmet ses salutations fraternelles au
prolétariat de tous les pays et exprime l'espoir que les décisions qu'il
a prises puissent contribuer à la réalisation du socialisme
révolutionnaire international.
Mot de fin du camarade R. Rocker
Camarades! Le débat approfondi dont mon intervention a fait l'objet me
donne l'heureuse satisfaction de pouvoir constater que les représentants
des industries d'armement, venus ici de toutes les régions d'Allemagne,
se sont déclarés presque unanimement d'accord avec ma proposition. Ce
fait confère à notre congrès une importance internationale de la plus
grande portée. Si j'ai néanmoins décidé de faire usage de mon mot de la
fin, c'est uniquement pour corriger quelques malentendus et pour
développer plus clairement certains points de mon exposé, afin d'éviter
toute ambiguïté.
Si plusieurs délégués ont exprimé des doutes sur le droit que nous
avions de prendre ici une décision d'une importance capitale sans avoir
consulté au préalable les ouvriers dans les différentes entreprises, je
suis entièrement d'accord avec eux et je l'ai exprimé sans équivoque
dans la résolution que j'ai proposée. Dans un nombre considérable
d'entreprises d'État, les ouvriers ont déjà pris position dans mon sens
et ont refusé catégoriquement la poursuite de la fabrication de matériel
militaire. Là où cela n'a pas encore été fait, une décision doit être
prise sans délai. Nos décisions n'ont de valeur que si elles sont la
manifestation de la volonté des travailleurs eux-mêmes. Il ne peut pas
être de notre devoir, et ce serait outrepasser notre mandat de manière
irresponsable, de discuter ici de l'avenir des ouvriers.
En ce qui concerne ce dernier point, je suis d'avis qu'un droit de
disposition des ouvriers sur l'utilisation de l'équipement militaire
serait beaucoup plus difficile à mettre en oeuvre que le simple refus de
le fabriquer. Un droit de disposition dans le sens envisagé par le
camarade Kahn ne pourrait avoir de signification que si les ouvriers
disposaient de réels moyens de pouvoir pour mettre en pratique une telle
décision et s'ils pouvaient mettre en échec toute violence brutale de
l'autre côté. Mais je pense que cela est totalement exclu. L'époque des
révolutions politiques à l'ancienne, où des civils armés s'opposaient à
l'armée, est définitivement révolue dans l'état actuel de nos techniques
de guerre. La supériorité du commandement militaire et de l'équipement
technique donnera toujours la victoire aux militaires. Dans de tels cas,
les troupes peuvent toujours concentrer leurs opérations sur des points
isolés qui servent de remparts aux rebelles, comme les événements de ces
derniers mois à Berlin et dans d'autres villes d'Allemagne nous l'ont
montré de manière si démonstrative. Ce n'est que lorsque l'armée se
range du côté du peuple, comme ce fut le cas en Russie et le 9 novembre
en Allemagne, qu'une révolution est possible. Mais dans ce cas,
l'utilisation de la violence avec des moyens techniques de pouvoir est
d'autant plus caduque que ses conditions préalables ont disparu.
L'ancien système s'effondre tout simplement parce qu'il n'est plus en
mesure de faire face à sa réalité technique.
Mais aucun d'entre nous ne peut avoir l'intention d'utiliser la violence
pour elle-même, surtout pas les socialistes, puisque le socialisme
contient l'abolition de toute violence comme principe fondamental. La
force d'un grand mouvement culturel ne réside jamais dans ses moyens
techniques de puissance, mais dans la connaissance spirituelle des
masses et dans le courage moral de ses partisans individuels. La
dictature terroriste de Robespierre a conduit au 9 Thermidor et le 9
Thermidor à la dictature du sabre de Napoléon. C'est l'expérience de
l'Histoire. Je pense que nous sommes tous d'accord sur ce point et je
suis fermement convaincu que le camarade Kuhn sera également d'accord
avec moi sur ce point.
Si l'un ou l'autre d'entre vous devait supposer que je suis un
adversaire de l'action politique, il ferait fausse route. Vous savez que
la notion de politique trouve son origine dans le mot grec «polis»,
c'est-à-dire «cité», «commune». Tout ce qui a une influence sur la
communauté en tant que telle est politique. En ce sens, toute action
économique d'envergure, comme une grève générale, n'est pas seulement
une action économique, mais aussi, dans le même temps, une action
politique, à savoir une action politique d'une importance éminente.
Le malentendu à cet égard est du au fait qu'en Allemagne, on a pris
l'habitude de considérer l'action politique exclusivement comme une
activité parlementaire. Mais l'activité parlementaire ne peut être
considérée, au mieux, que comme une partie de l'action politique, et à
mon avis, c'est une partie très insignifiante et négligeable...
(Rocker justifie ensuite son opposition de principe au parlementarisme)
Parler au Parlement signifie faire des compromis, équilibrer les
intérêts des uns et des autres. Mais cela n'est possible que lorsqu'il
existe une base d'intérêts communs, comme c'est le cas pour les partis
bourgeois, mais pas pour la classe ouvrière. Pour celle-ci, parlementer
signifie: «imprimer le sceau du droit légal au système de l'injustice
sociale, donner à son propre esclavage sa confirmation légale». La
liberté politique sans l'égalité économique est un mensonge et une
tromperie en soi.
De même, affirmer que l'expérience nous a montré que la grève générale
n'est pas capable de faire tomber un système politique, c'est, à mon
avis, méconnaître les faits réels. N'oubliez pas que ce que vous avez vu
dans ce pays n'était pas encore une grève générale, mais seulement les
prémices d'une telle grève...
Ces approches ne disaient rien contre cet énorme moyen de pouvoir, mais
seulement que la force politique n'en avait pas encore pris conscience.
En 1905, la grève générale, partant de celle des cheminots et rejointe
par les ouvriers de toutes les autres industries, a été expérimentée en
Russie. En raison de la force politique de la grève générale, le tsar a
du signer la Constitution et donc l'abolition de la monarchie absolue.
Vous voyez donc, camarades, que la grève générale est bien capable
d'imposer des transformations politiques. Sa grande importance en tant
que moyen de lutte réside surtout dans le fait qu'elle a un effet
destructeur sur l'organisation militaire du gouvernement. L'armée n'est
plus en mesure de concentrer ses forces sur des points isolés. Elle doit
se disperser, fragmenter son organisation, afin de pouvoir contenir les
mouvements partout. Mais cela réduit aussi l'influence hypnotique qui
agit le plus fortement sur le soldat individuel là où il est intégré à
des corps de troupes plus importants. Dans les petits détachements à la
campagne, il est exposé au contact avec le peuple, de sorte que le
charme de la discipline militaire qui le retient prisonnier commence à
s'estomper et qu'il devient plus accessible à une meilleure connaissance.
Il ne s'agit pas de dire que la grève générale est une panacée qui doit
et peut être appliquée dans tous les cas. Ce n'est pas du tout le cas.
La grève générale est un moyen de pouvoir prolétarien d'une telle
importance, l'arme la plus puissante que possède la classe ouvrière,
qu'il n'est pas possible de mettre en scène à n'importe quelle heure et
à n'importe quel moment. Il ne faut pas non plus penser à l'utiliser
pour faire passer des revendications d'importance minime, car cela
reviendrait à tirer au canon sur des moineaux. La grève générale exige
certaines conditions psychologiques, elle doit naître spontanément du
besoin de la masse elle-même et acquérir ensuite un caractère unitaire
avec l'aide des organisations de lutte économique. Ce besoin ne peut pas
être imposé par la force, il doit naître de la connaissance intérieure
des masses, de la solidarité et du sentiment de responsabilité de
chacun. On ne peut pas forcer de tels mouvements, et ceux qui croient
qu'on peut terroriser une masse dans la grève générale méconnaissent sa
condition la plus profonde et la plus incontournable: la connaissance
intérieure et la conscience de la masse du pouvoir qui repose dans ses
mains. Un mouvement imposé par la force qui n'est pas issu de la
décision volontaire des travailleurs eux-mêmes est irrévocablement voué
à l'échec dès le départ. Il faut le dire une fois pour toutes, afin
d'éviter toute interprétation erronée et de nous épargner à l'avenir des
expériences amères.
Or, l'un des délégués de Berlin s'est exprimé de manière assez
désapprobatrice sur mes propos. Il a exigé la poursuite de la production
d'armes parce que le prolétariat avait besoin des armes. Ma citation des
paroles de Berta Suttner, «À bas les armes!», lui a suffi pour ne pas
être mis dans le même sac que les «pacifistes petits-bourgeois». Il a
également exprimé l'opinion que seule la Russie pouvait nous servir de
maître aujourd'hui.
Camarades, comprenons enfin que nous ne rendons pas un grand service à
la cause du socialisme en réglant toujours notre cerveau sur les besoins
d'une minorité. Apprenons enfin à penser par nous-mêmes et à nous forger
notre propre conviction. Prenons le bien, de quelque côté qu'il nous
vienne. Qu'importe qu'une nouvelle idée nous vienne d'un bourgeois, d'un
socialiste majoritaire ou d'un communiste, pourvu qu'elle enrichisse
notre réflexion. En outre, le reproche qui m'a été fait est tout à fait
injustifié, j'ai expressément déclaré que le cri «À bas les armes!» ne
suffirait pas tant que nous n'aurions pas abaissé les marteaux qui
forgent les armes. Si l'on peut voir dans le slogan «À bas les armes» un
produit de l'idéologie bourgeoise, personne ne peut nier que le cri «À
bas les marteaux!» est le slogan prolétarien le plus original qui soit.
En ce qui concerne la référence constante à la Russie, il faut expliquer
une fois pour toute, que la plupart des gens n'ont jusqu'à présent
aucune idée claire de la situation en Russie, car ils ne connaissent pas
du tout le caractère intérieur du mouvement révolutionnaire dans ce
pays. Premièrement, il ne faut pas oublier que les conditions sociales
générales en Russie sont très différentes des nôtres et qu'il est
impossible de transposer sans critique les conditions de l'action
tactique dans ce pays à tous les autres...
La Russie était avant tout un pays agricole, avec une bourgeoisie peu
développée et sans grande force de résistance. La socialisation ne s'est
pas déroulée comme on le pense généralement. Comme les paysans d'Europe
centrale et occidentale, le paysan russe a des «sentiments sociaux
profondément marqués» et un fort attachement aux terres communales. «À
toutes les tentatives du tsarisme de convertir les paysans russes à la
propriété privée des terres, ces derniers ont opposé une résistance
tenace». Après la révolution, bien avant que les bolcheviks ne
s'emparent du pouvoir politique, ils ont réparti les grands domaines
privés entre leurs communes villageoises. Dans les villes, la
socialisation a été essentiellement menée par les syndicats et non par
«des décrets et des arrêtés du gouvernement bolchevique».
Le parti bolchevik, qui ne représentait qu'une petite minorité dans le
mouvement socialiste général en Russie, gagna la confiance de nombreux
éléments, fatigués de la politique de Kerensky, par sa proclamation
claire de la paix (?), et avec l'aide des anarchistes syndicalistes et
de l'aile gauche des socialistes révolutionnaires, les soi-disant
maximalistes, réussit à renverser le gouvernement de Kerensky. Dans le
domaine économique, leur action consistait principalement à sanctionner
le travail déjà effectué auparavant par les organisations syndicalistes.
Lorsque, plus tard, l'aile droite du bolchevisme, qui ne pouvait
toujours pas se libérer de la tactique des décrets et des arrêtés
d'État, demanda de donner à la nouvelle organisation industrielle une
sorte de superstructure socialiste d'État, cela entraîna de grandes
luttes internes en mai 1918. Mais l'invasion de la Russie par les Alliés
et l'action des Tchécoslovaques mirent provisoirement fin à ces conflits
de principe, car tous les partis révolutionnaires se virent contraints
par la gravité de la situation d'abandonner toutes leurs querelles
mutuelles afin d'offrir un front unique à la réaction qui faisait
irruption. C'est ainsi que se sont déroulés, en quelques mots, les
événements en Russie. Les syndicats révolutionnaires ont donné aux
conseils d'ouvriers et de soldats une base solide et une plus grande
clarté d'objectif qu'ils n'avaient pas au début de leur développement.
Bien sur, la situation en Russie est loin d'être rose. Les matières
premières et les outils de production nécessaires font défaut. La guerre
a laissé aux Russes le même terrible héritage que celui que nous avons
reçu en Allemagne. Il est clair que dans ces conditions, le processus de
socialisation ne peut se dérouler qu'avec de grandes difficultés. Mais
il est tout aussi clair que ce processus ne peut être initié et réalisé
que par l'organisation des travailleurs de bas en haut. Toute autre voie
ne nous mènerait qu'à un capitalisme d'État déguisé et retarderait pour
longtemps la réalisation du socialisme.
Je pense ainsi avoir fait justice des différentes objections qui ont
surgi dans la discussion générale et je ne peux que leur exprimer mes
remerciements pour l'attention sérieuse que vous avez portée à mon exposé.»
* * *
La résolution Rocker a ensuite été adoptée à l'unanimité par le Congrès.
SOURCE: CEDAS-ASCED (Collectif d'éducation et de diffusion
anarcho-syndicaliste | Anarcho-syndicalist collective for education and
diffusion)
https://www.socialisme-libertaire.fr/2024/02/discours-de-rudolf-rocker-pour-l-abolition-de-l-industrie-de-l-armement.html
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